HISPANO-AMÉRICAINE (LITTÉRATURE)

HISPANO-AMÉRICAINE (LITTÉRATURE)
HISPANO-AMÉRICAINE (LITTÉRATURE)

Un panorama des lettres hispano-américaines peut-il être autre chose qu’une juxtaposition de vues sur les littératures propres à chacune des nations qui forment l’Amérique hispanique? On pourrait d’abord en douter. Pourtant, quelles que soient les différences dues à la diversité des climats, des sources et des modes de peuplement, à l’inégalité de l’évolution économique et sociale, ce sont, du point de vue littéraire, les ressemblances qui, de beaucoup, l’emportent. Elles sont essentiellement le résultat de trois siècles de domination espagnole, autant que d’un effort commun et simultané pour s’en libérer. Cette émancipation accomplie, la tradition espagnole n’en a pas moins subsisté dans la religion, les mœurs, les goûts et, par-dessus tout (malgré des différences dialectales qui vont d’ailleurs s’effaçant) dans la langue. Certes – contre le vœu du libérateur Bolivar –, les nouvelles nations issues du démembrement de l’ancien empire espagnol ont, en général, moins cultivé le sentiment de leur unité que celui de leurs particularismes. Aujourd’hui encore la définition, toujours inachevée, de leur identité nationale («mexicanité», «péruvianité», «argentinité», etc.) offre aux littérateurs un thème inépuisable de spéculations plus ou moins arbitraires. Mais pour qui observe de l’extérieur cette vaste partie du monde, le développement des lettres y apparaît remarquablement analogue en ce qu’il résulte d’une évolution politique très similaires: passage brusque d’une économie agraire quasi féodale aux formes modernes du capitalisme; dictatures nées de coups d’État ou de révolutions avortées; conflits entre nations limitrophes; et, plus récemment, résistance à l’impérialisme nord-américain – autant de facteurs qui ont déterminé chez les écrivains de ces nations un état d’inquiétude et de mobilisation permanente, moins favorable à l’exercice des lettres pures qu’à celui d’une littérature d’action. Aussi bien, malgré des exceptions (notamment au début de la période dite moderniste), ce caractère militant fut et reste l’un des traits saillants et communs de la littérature en prose.

On note, d’autre part, le fait que la ligne de démarcation est moins nette qu’en d’autres lieux entre la prose et la poésie, la plupart des écrivains qui comptent ayant été à la fois poètes et prosateurs (le cas de D. F. Sarmiento, J. Montalvo ou J. E. Rodó, qui n’ont guère écrit qu’en prose, est exceptionnel). Et si la poésie fut et continue d’être largement pratiquée presque partout, ainsi que la littérature historique, la narration brève et l’essai, en revanche le roman proprement dit n’est guère apparu que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Quant à la littérature dramatique, elle est généralement négligeable.

Autre caractéristique, la proportion élevée d’auteurs importants ayant exercé des fonctions diplomatiques et consulaires (R. Darío, A. Blest Gana, A. Reyes, M. A. Asturias, P. Neruda, O. Paz, etc.) contribue à manifester les liens qui existent, d’une part entre la culture proprement hispano-américaine et celle du dehors, et, d’autre part, entre la littérature et la politique.

On ne saurait trop insister sur ces liens. À la différence des hommes de lettres européens, les auteurs hispano-américains se définissent moins en fonction de telle esthétique ou de telle idéologie que par l’importance relative qu’ils donnent à l’idéologie et à l’esthétique; moins par la préférence qu’ils donnent à telle ou telle littérature étrangère que par leur ouverture – ou leur opposition – aux influences étrangères, d’où qu’elles viennent. Au reste, dans la mesure où les écrivains participent aux luttes politiques et sociales, la plupart tendent à adopter des positions réformistes ou franchement révolutionnaires, et ceux qui se désintéressent de ces luttes s’avouent de moins en moins conservateurs ou réactionnaires, alors que les gouvernements de leur pays le sont pour la plupart. D’où le nombre assez considérable de ceux qui ont vécu, de gré ou de force, hors de leurs frontières (éventuellement dans l’exil plus ou moins doré de quelque ambassade).

C’est notamment parmi ceux-là qu’on retrouve, opposé aux nationalismes à vues courtes, un patriotisme subcontinental analogue à celui qui animait leurs ancêtres aux origines de l’Indépendance.

1. Antécédents et période coloniale

Les vestiges précolombiens

Encore qu’elles n’aient rien d’«hispanique», on se résignerait mal à passer sous silence les manifestations littéraires des populations aborigènes. Mais ce qu’en ont préservé ou reconstitué les chroniqueurs, espagnols ou métis, des premiers temps qui suivirent la conquête, ainsi que les recherches des érudits de notre temps, forme un corpus réduit et d’authenticité discutable, étant donné l’absence d’écriture proprement dite, même dans les cultures précolombiennes les plus évoluées. Tels vestiges de la lyrique aztèque (cf. les ouvrages d’Angel María Garibay) et tels livres sacrés de l’aire maya-quiché (Popol Vuh, Livres de Chilam Balam ) permettent de s’en faire une assez haute idée. Mais, une fois passé l’étonnement de la découverte, les clercs qui les avaient recueillis et l’administration vice-royale ont surtout pris à tâche de substituer dans tous les domaines, ad majorem Dei gloriam , aux survivances des âges païens la culture catholique de la Péninsule. Au Pérou, la Chronique de Huamán Poma de Ayala et les émouvants Comentarios reales du métis Garcilaso de la Vega, dit l’Inca (XVIe siècle), témoignent presque seuls d’une collaboration hispano-indienne restée sans lendemain.

La littérature coloniale

Au demeurant, malgré la fondation des premières universités (à Saint-Domingue, puis à Lima) et l’introduction de l’imprimerie (à Mexico en 1537), la culture demeura le privilège d’une minorité espagnole ou créole, tandis que les masses corvéables demeuraient analphabètes. Pendant presque toute la période coloniale, la littérature hispano-américaine ne représente donc qu’un chapitre de la littérature espagnole, qui la revendique à juste titre.

L’apport le plus original y est constitué par l’histoire de la conquête et la description des territoires et des peuples conquis. Aux relations des découvreurs et des conquérants (Colomb, Cortés, Bernal Díaz del Castillo), s’ajoutent celles des missionnaires (le franciscain Bernardino de Sahagún, le jésuite José de Acosta). Parmi ces derniers écrits, une place à part revient à ceux, courageux – notamment la Brevísima Relación de la destrucción de las Indias (1542) –, du père dominicain Bartolomé de Las Casas, défenseur des Indiens (sinon des Noirs...), tant pour leur éloquence que pour la générosité qui les anime.

Graduellement, au propos documentaire et apostolique, s’ajoutent des desseins proprement littéraires, sous l’influence notamment de la Compagnie de Jésus. Remarquable à cet égard est le poème en neuf chants où Bernardo de Balbuena, futur évêque de Porto Rico, exaltait la Grandeza mejicana (1604). Le mélange de faste rhétorique et d’exubérance naturelle y propose un équivalent littéraire de ce baroque tropical prodigué à la même époque dans les édifices religieux de la Nouvelle-Espagne.

La difficile conquête du Chili sur les tribus guerrières des Araucans inspira deux épopées à l’antique: l’Araucana (1569-1589), d’Alonso Ercilla y Zúñiga, et l’Arauco Domado (1596), de pedro de Oña, où les réminiscences de l’Arioste ne sont pas moins sensibles que l’imitation de Virgile.

L’apogée du genre dramatique en Espagne durant le Siècle d’or eut peu de répercussion dans le Nouveau Monde. Cependant le théâtre n’en est pas absent. Religieux d’abord, à des fins d’évangélisation, il a tendu progressivement à se laïciser. Mais c’est un hasard qui a fait naître à Mexico Juan Ruíz de Alarcón (1581-1639), auteur de La Verdad sospechosa (source du Menteur de Corneille): ses comédies de caractère, justement fameuses, ne doivent rien au climat de la vice-royauté.

Le plus étonnant phénomène que produisit cette colonie est l’œuvre de Juana de Asbaje (1648-1695), devenue en religion Sor Juana Inés de la Cruz. Pourvue de tous les dons, également curieuse de littérature, de science et de théologie, Juana préféra bientôt à la cour du vice-roi la retraite d’un couvent de hiéronymites. De sa production multiforme on retient surtout ses poèmes, précieux et mystiques, où la pénétration et la virtuosité de la moniale portent les marques d’un génie à la fois ardent et contrôlé, sans pair.

Les prodromes de l’Indépendance

En dépit de l’Inquisition et de toutes les précautions prises par les pouvoirs pour maintenir les esprits dans les bornes de l’orthodoxie religieuse et politique, les «lumières» du XVIIIe siècle firent leur chemin de l’Europe jusqu’au Nouveau Monde. L’encyclopédisme français et espagnol, le libéralisme anglais, l’«exécrable délire de la curiosité», selon l’expression d’un inquisiteur général, se répandaient non seulement chez les Jésuites mais jusque dans le bas clergé: à la fin du siècle, au Mexique, le curé Miguel Hidalgo (qui devait pousser le «cri» de l’Indépendance) traduisait des extraits de Voltaire. Témoin du nouvel esprit de critique, cet itinéraire de Buenos Aires à Lima: Lazarillo de ciegos caminantes desde Buenos Ayres hasta Lima (1773), du Péruvien Calixto Bustamante L’Inca, dit Concolorcorvo. C’est, sous la fiction d’une apologie de la colonisation, une description enjouée, ambiguë, des villes, des campagnes et des mines de ce monde hispano-américain qui devait, au début du siècle suivant, conquérir son indépendance.

2. Les débuts de l’Indépendance

Une littérature d’action

Les grands combats menés à partir de 1810 pour soustraire les Indes occidentales à la tutelle de l’Espagne ont d’abord éclipsé, pendant un quart de siècle, toute littérature qui ne fût pas militante. Pendant cette période, les lettres célèbrent ou orientent l’action quand elles ne se confondent pas avec elle. L’éloquence du libérateur Simón Bolívar (1783-1830), dans ses discours et dans ses écrits politiques, illustre excellemment ce fait. Et les déceptions, les trahisons qui suivirent ne doivent pas nous cacher la beauté de ce grand sursaut qu’ont intensément ressentie les meilleurs esprits de l’époque. Parmi ces derniers, Andrés Bello (1781-1847), compatriote, ami et mentor de Bolívar, demeure l’un des plus éminents: poète ardent, prosateur impeccable, juriste, grammairien, rénovateur de l’université au Chili et au Venezuela, son pays.

Mais au panaméricanisme latin, célébré par les poètes de l’Indépendance (entre autres par l’Équatorien José Joaquín Olmedo), ne tarda pas à succéder l’ère néfaste des tyrannies nationales. En Argentine celle de Juan Manuel de Rosas, l’une des plus longues et des plus cruelles, eut tôt fait de jeter les talents dans le camp de l’opposition. C’est en exil que le grand juriste Juan Bautista Alberdi (1810-1884) jeta les bases d’une constitution rationnelle et juste; en exil que mourut Estebán Echeverría (1805-1851), auteur de Rimas lamartiniennes et d’un court chef-d’œuvre de prose violente, El Matadero (L’Abattoir ), stigmatisant le régime honni. De tous ces proscrits, le plus efficace fut l’historien, sociologue avant la lettre, Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888), dont le Facundo , dénonçant le fléau récurrent de la dictature, pose en même temps de vigoureuse façon le dilemme «civilisation ou barbarie», thème principal de son œuvre et de son apostolat. Après la chute de Rosas (1851), il occupa les plus hautes fonctions dans l’État, jusqu’à la magistrature suprême, ayant donné jusqu’à la fin l’exemple d’un art viril, méprisant l’esthétisme, le purisme, entièrement voué à l’action.

En Équateur, Juan Montalvo (1833-1899) s’en prend à la dictature théocratique de García Moreno en des ouvrages polémiques d’une écriture plus surveillée, qui ajoutent à sa réputation de polémiste celle, un peu surfaite, de styliste.

On peut préférer à sa prose celle du Péruvien Ricardo Palma (1833-1919), dont les Tradiciones peruanas sont un monument d’érudition aimable et légère. Mais cet esprit libre, d’abord engagé dans la politique, s’en dégagea bientôt pour se consacrer à son art ainsi qu’à ses tâches de bibliothécaire national. Aux confins de l’histoire et de la fiction, il peut être considéré comme un maître du genre narratif en ce sous-continent où la pratique du conte a longtemps prévalu – et prévaut souvent encore – sur celle du roman, tard venu.

La naissance du roman

Le roman n’est apparu en Amérique latine que vers le milieu du XIXe siècle. Espagnol, étranger ou local, ce genre y fut quasiment inconnu pendant toute l’ère coloniale. Le fait s’explique en partie par certaines ordonnances royales qui prohibaient aux Indes occidentales l’introduction – a fortiori la production – des ouvrages de fiction, soupçonnés de corrompre l’esprit et les mœurs des natifs (en majorité analphabètes!). De fait, ce fut seulement en 1816, en pleines guerres de libération, que le gazettiste et pamphlétaire mexicain Joaquín Fernández de Lizardi s’enhardit à produire une narration satirique dans la tradition picaresque: El Periquillo sarniento (Le Petit Perroquet galeux ). Encore cette divertissante histoire était-elle surchargée, par prudence, de pieuses digressions et de commentaires moralisants destinés à pallier une liberté de pensée très audacieuse pour le temps. Au cours de sa vie mouvementée le même auteur publia trois autres ouvrages, inégalement satiriques, apparentés au genre romanesque.

Malgré le succès du Periquillo , Lizardi ne suscita pas d’émules en Amérique latine pendant le premier quart de siècle qui suivit l’accession à l’indépendance. C’est en 1851 que parut sur le continent libéré le premier roman proprement dit: Amalia , de José Mármol.

Cet écrivain argentin que la dictature de Rosas avait contraint à s’exiler, lui aussi, flétrissait dans son long récit ce despote, ses exactions, la haine impitoyable dont il poursuivait tous les gens suspects d’opposition à sa tyrannie. L’emphatique niaiserie des intrigues sentimentales dont Mármol a cru devoir orner son ouvrage nous prévient malheureusement contre un récit qui abonde pourtant en péripéties captivantes et dont la valeur de témoignage est indéniable. Longtemps après Mármol, le fléau de la dictature constitua pour les romanciers un thème d’élection. Dans les innombrables variations auxquelles il s’est prêté, même les plus récentes, par exemple dans El Señor Presidente , de M. A. Asturias (1946), qui dénonce la dictature du président guatémaltèque Estrada Cabrera, il est difficile de ne pas voir en filigrane le profil du tyran buriné par Mármol.

María (1867), de Jorge Isaacs, se situe à l’opposé de ces violences. C’est, dans le cadre idéalisé d’un grand domaine de Colombie, l’histoire de jeunes amours idylliques auxquelles met fin la mort prématurée de la tendre héroïne. Ce récit sobre et touchant, qui côtoie, sans y tomber, la mièvrerie, atteste l’influence durable de Chateaubriand (plusieurs fois nommé) et des romantiques français.

À la même époque, La Comédie humaine de Balzac servait de modèle au diplomate chilien Alberto Blest Gana. De son abondante production, on retiendra surtout les jeunes arrivistes de Martín Rivas (1862), en qui l’on retrouve maints traits «rastignaciens», et, de Durante la Reconquista (1897), l’évocation historique de la lutte du Chili pour sa liberté.

« Indianisme » et débuts de l’« indigénisme »

Si Enriquillo (1878), de Manuel de Jesús Galván (Saint-Domingue), qui retrace l’établissement des Espagnols dans les Caraïbes, et singulièrement la figure du père Bartolomé de Las Casas, propose un modèle de reconstitution historique, en revanche, rien de plus suspect que l’historicité des romans «indianistes», dont le Guatimozín de la Cubaine Gertrudis Gómez de Avellanada, l’Anaida (1860) du Vénézuélien José Ramón Yepes, ou Cumandá , de l’Équatorien León Mera, qui prétendent conter les rivalités pathétiques ainsi que les amours entre le guerrier espagnol et la princesse indienne (ou inversement du guerrier indien et de la jouvencelle blanche) lors de la conquête ou dans les premiers temps qui lui succédèrent. Ces romans «lyriques», dont on peut rapprocher le fameux poème Tabaré (1888), de l’Uruguayen Zorrilla de San Martín, proposent de l’Indien des images conventionnelles qui, plus que de l’observation directe ou de l’histoire, relèvent de la fable. Par un retour paradoxal, c’est à l’Europe (à la littérature française en particulier, de Montaigne à Marmontel et à Chateaubriand) que l’Amérique latine a emprunté la mythologie du «bon sauvage» américain pour en tirer à son tour des variations romanesques propres à attendrir les cœurs.

Mais on abandonna cette veine quand on découvrit, enfin, dans la condition actuelle des populations indigènes la source d’un pathétique plus efficace et de meilleur aloi. Ce rappel au sérieux fut, pour une grande part, l’œuvre d’un poète et polémiste généreux, le Péruvien Manuel González Prada (1848-1918), qui, malgré ses origines patriciennes, ne cessa de mener contre sa classe et contre les pouvoirs la défense des opprimés. Le long récit que lui dédia nommément sa compatriote et disciple Clorinda Matto de Turner, Aves sin nido (Oiseaux sans nid , 1889), constitue le premier en date des romans représentant la détresse indienne dans un cadre contemporain. En dépit de ce titre mièvre et de certains aspects mélodramatiques, la valeur documentaire de ce récit n’est pas moins certaine que la sincérité de son auteur. Il pose déjà les motifs principaux d’un genre littéraire qui va s’étendre, quelque vingt ou trente ans plus tard, à tous les pays où la masse indienne reste, pour longtemps encore, exploitée sans merci. Le grand propriétaire, l’agent du gouvernement et le curé, cupides et paillards, composent, dans ce type de récit, l’odieuse trinité qui opprime la plèbe rurale; il n’y manque, à l’arrière-plan, que le gringo , ou yankee , complice des exploiteurs nationaux. C’est là plus que l’amorce du roman dit indigéniste, qui connut une si étonnante fortune au début du siècle suivant.

Les poètes «gauchesques»

À ce type de roman populiste et régionaliste s’apparente une forme de poésie narrative qui régna longtemps dans les républiques de La Plata, alors qu’y survivait encore le gaucho, ce type humain si caractéristique de la pampa. Cavalier d’abord et avant tout, gardien (ou voleur) de troupeaux pour le compte d’un maître ou pour son propre compte, enrôlé parfois, de gré ou de force, dans l’armée régulière ou dans la milice temporaire d’un chef de bande, vivant le plus souvent en marge de la société urbaine et des lois, le gaucho pratiquait à sa façon une sorte de poésie naïve improvisée, non écrite, sur accompagnement de guitare. Du jour où des poètes lettrés s’étaient avisés d’imiter ces mélopées – généralement dialoguées – en des ouvrages destinés à la publication, la poésie «gauchesque» était née. De l’Uruguayen Bartolomé Hidalgo (1788-1823) aux Argentins Hilario Ascasubi (1807-1875) ou Estanislao del Campo (1834-1880), cette poésie revêt bien des aspects: polémique, railleuse ou tendre. Avec Martín Fierro , odyssée rustique en deux parties (1872 et 1879), dont le héros persécuté, rebelle, fugitif, enfin assagi par l’épreuve, est censé conter ses tribulations et son retour temporaire à la vie sauvage, ce genre mineur atteint un niveau qui n’a pas été dépassé: les Argentins révèrent souvent, aujourd’hui encore, l’auteur de cet ouvrage populaire, José Hernández, comme leur poète national.

Le modernisme

Parmi les personnalités littéraires qui côtoyèrent le mouvement moderniste sans s’y rattacher, le Cubain José Martí (1853-1895) occupe une place éminente. Engagé dès avant l’âge d’homme dans la lutte pour l’indépendance de son île natale, il succomba prématurément à la répression espagnole, non sans avoir prodigué ses talents de polémiste, d’orateur et de poète, simple et grand, au service de son idéal politique.

Or, le modernisme, dans sa première phase, n’entendait servir d’autre fin que l’art littéraire. C’est pour en préserver la pureté que ses pionniers, tels Manuel Gutiérrez Najera (mexicain, 1859-1895), José Asunción Silva (colombien, 1865-1896), Herrera y Reissig (uruguayen, 1875-1910) et le Nicaraguayen Rubén Darío (1867-1916) qui s’affirma bientôt comme chef de file, menèrent à leur façon le combat. D’abord, sur le plan philosophique et moral, contre le positivisme et l’utilitarisme, donnant le primat aux valeurs matérielles. Ensuite, sur le plan littéraire, contre le prosaïsme réaliste ou naturaliste, contre l’art social et politicien.

Mais, par-delà ces refus, il est difficile d’évaluer l’apport positif d’un mouvement où se sont affirmées des tendances fort différentes ou même opposées. Pour s’en tenir à Darío, on trouve successivement dans son œuvre: l’aspiration cosmopolite à l’universel et l’affirmation d’un patriotisme latino-américain; une religion de la beauté pure et des velléités d’art humanitaire; un sensualisme païen et des retours intermittents au spiritualisme chrétien; une volonté déclarée de novation et la contestation du progrès dans tous les domaines étrangers à l’art, tenu pour la valeur suprême.

De même, le modernisme à la Rubén Darío s’est abreuvé aux sources les plus diverses: la Grèce antique (dont la Vénus de Milo lui paraissait le plus haut symbole); la France des «fêtes galantes» (Watteau et Verlaine); et même, plus rarement, les légendes indo-américaines (que l’on se réfère, par exemple, à Tutecotzimi et à la préface des Prosas profanas ). Incontestable musicien du verbe, il a renouvelé la versification espagnole, y introduisant non seulement l’alexandrin à la française mais le vers non rimé, le vers libre, alors que ces «nouveautés» n’en étaient déjà plus en Europe. Bref, le modernisme n’a rien apporté de foncièrement nouveau à la littérature générale; c’est un éclectisme, essentiellement nourri d’éléments européens, surtout français. Mais son indéniable importance tient principalement à deux faits: tendant à se confiner dans leurs activités d’écrivains, les modernistes ont instauré en Amérique hispanique un professionnalisme littéraire pour ainsi dire inconnu avant eux; leur apogée coïncidant avec une époque de stagnation relative en Espagne, ils imposèrent dans ce pays le prestige des littératures américaines, qui jusqu’alors y étaient tenues en mépris ou en suspicion. Bientôt, Darío fut salué comme un chef d’école poétique par l’Espagne même.

À peine moindre fut l’autorité que s’acquit dans le monde hispanique le prosateur uruguayen José Enrique Rodó (1875-1917), communément tenu pour le «penseur» du groupe moderniste. Dès son fameux Ariel (1900), il entreprenait d’en expliciter l’idéal diffus: l’appel à une élite de l’intelligence et la protestation contre une société bassement mercantile fondée sur le modèle nord-américain. À ses déclamations contre les yankees fit écho le poème A Roosevelt (1905), de Darío. Et les Espagnols d’applaudir. Après l’an néfaste de 1898, une commune haine des États-Unis avait achevé de réconcilier le monde hispano-américain et l’ancienne métropole.

3. Le XXe siècle

Les poètes postmodernistes

Le cygne, cher à Darío (à l’égal de la couleur bleue), était devenu son symbole. En condamnant à mort ce volatile de très verlainienne façon, dans un sonnet de 1911, le poète mexicain Enrique González Martínez (1871-1952) appelait ses pairs à l’insurrection. Le modernisme n’en poursuivit pas moins sa carrière en divers pays, mais il n’y régna plus sans conteste. En Argentine, par exemple, l’œuvre d’un Leopoldo Lugones (1874-1938) ou celle d’un Enrique Banchs (1888-1968) atteste sa vitalité. Mais dès la fin de la Première Guerre mondiale, d’autres mouvements poétiques s’y dessinaient. L’un des plus subversifs devait être, dans les années vingt, l’«ultraïsme», importé d’Espagne par l’Argentin Jorge Luis Borges (1899-1986), qui ne tarda d’ailleurs pas à désavouer cette erreur de jeunesse.

Parallèlement apparaissaient: au Chili, le «créationnisme» de Vicente Huidobro (1913-1948); au Mexique, le «stridentisme»; ailleurs, d’autres «écoles» d’avant-garde, aussi éphémères que prétentieuses, parmi lesquelles ne manquaient pas les théories d’«a-littérature» ou de poésie délibérément «anti-poétique». Les vrais tempéraments échappèrent à ces pédanteries, ou ne tardèrent pas à s’en déprendre. Dans le nombre, quelques génies féminins: Juana de Ibarbourou (Uruguay, 1895-1979), Gabriela Mistral (Chili, 1889-1957). La seule influence européenne notable est celle du surréalisme, qui s’accompagne souvent de tendances communistes, trotskistes ou socialisantes. En relèvent, à des degrés divers, les déchirements de César Vallejo (Pérou, 18931957), les musiques afro-américaines de Nicolás Guillén (Cuba, 1902-1989), les recherches d’Octavio Paz (Mexique, né en 1914) l’enthousiasme panique de Pablo Neruda (Chili, 1904-1973). Rares sont les œuvres qui ne doivent rien aux idéologies de gauche, comme celles d’Alfonso Reyes (Mexique, 1889-1959) ou, dans sa seconde et classique manière, celle de Jorge Luis Borges. En tout état de cause, le meilleur de Rubén Darío mis à part, c’est dans le crépuscule du modernisme que la poésie de l’Amérique hispanique a fini par trouver ses accents les plus convaincants.

Le roman et le triomphe de l’indigénisme

Le fait le plus marquant de la même période, c’est l’importance croissante prise par la littérature romanesque, et notamment l’essor du roman social et indigéniste.

De plus en plus rares sont les romanciers uniquement soucieux de faire œuvre d’art. À cette catégorie appartiennent encore Enrique Larreta (Argentine), auteur de La Gloria de Don Ramiro (1908), remarquable roman historique évoquant la Castille aux temps de Philippe II, et Carlos Reyles (Uruguay), dont El Embrujo de Sevilla (1925) a pour cadre et pour objet principal l’Andalousie contemporaine. Deux brillantes «espagnolades», demeurées sans imitateurs.

Les romanciers du XXe siècle s’attachent de plus en plus à la peinture des mœurs nationales (ou régionales) et contemporaines, dans le dessein, inégalement sincère, de les réformer. Portés par un courant issu du naturalisme européen (Zola, Pérez, Galdós), ils dénoncent avec crudité les tares de la société qui les entoure: la prostitution dans les capitales, avec Santa (1903), du Mexicain Federico Gamboa, Nacha Regules (1918), de l’Argentin Manuel Gálvez, ou, dans les provinces, la cruauté des puissants à l’égard des humbles – La Maestra normal (1916), du même auteur.

Même bientôt l’intérêt tend à se concentrer sur les paysans indigènes, souvent réduits, dans les plantations ou les mines, à une condition aussi lamentable, ou même pire, que la servitude de fait que leurs pères avaient connue avant ces guerres d’indépendance qui avaient prétendu les émanciper. À la triple domination du propriétaire terrien, de l’administration, de l’Église, s’ajoute désormais pour eux celle de l’étranger, le plus souvent nord-américain, auquel les propriétaires créoles vendent leurs terres ou le droit de les exploiter. Ainsi, à la protestation en faveur des humbles contre les puissants tendent à se mêler dorénavant des revendications nationalistes et antiracistes à l’origine desquelles demeurent attachés les noms de Manuel González Prada et de Clorinda Matto de Turner.

C’est ce genre de romans qu’on est généralement convenu de qualifier d’«indigéniste», pour réserver le terme «indianiste» à ces œuvres qui représentaient dans un cadre conventionnel, généralement celui de la Conquête, des figures d’Indiens idéalisés. L’Indien que l’on représente ici, dans toute sa misère, spirituelle autant que physique, est celui d’aujourd’hui ou d’un passé récent, tel qu’il survit en particulier dans les pays andins – Équateur, Pérou, Bolivie –, ainsi que l’Indien plus ou moins métissé du Mexique. Avec le Noir ou le mulâtre des Caraïbes ou des côtes du continent, il constitue le prolétariat, rural ou minier, de l’Amérique latine.

On peut rattacher au même courant indigéniste les romans centrés sur le type, en voie d’extinction, du gaucho. De celui-ci deux figures mémorables ont été tracées – peut-être pour la dernière fois – par Ricardo Güiraldes (Argentine) dans son Don Segundo Sombra (1926) et, avec moins de poésie mais plus de réalisme, par Enrique Amorím dans El Paisano Aguilar (1934).

On hésite à classer sous la même rubrique La Vorágine (Le Tourbillon ), publié par le Colombien Eustasio Rivera en 1924, tant le motif indigéniste – en l’espèce, le sort des peones employés par les grandes compagnies pour la collecte du caoutchouc – apparaît ici dominé par le thème de la forêt, monstre végétal, étouffant, qui affole et dévore les hommes.

Dans le roman indigéniste proprement dit, sans jouer un rôle aussi prédominant, les paysages grandioses et sinistres ne manquent certes pas. Mais, soucieux d’éviter tout soupçon d’art gratuit, de «couleur locale», de complaisance au goût de l’étranger pour l’exotisme, les auteurs prétendent subordonner toute évocation du milieu naturel à ce qui demeure, en principe, leur objet majeur: l’accusation d’un ordre social qui n’a pas su ni voulu intégrer les masses populaires. Tel est le propos déclaré du Bolivien Alcides Arguedas, le premier en date des grands indigénistes du XXe siècle. Ses ouvrages – qui pourraient tous être résumés par le titre d’un seul d’entre eux: Pueblo enfermo (1909) – ne laissent guère entendre qu’une note de compassion désespérée. Plus optimiste, à tout prendre, le message du Vénézuélien Rómulo Gallegos (1884-1969), du moins dans Doña Bárbara (1929); car, dans ce roman justement célèbre, on finit par voir le courage et l’intelligente bonté du protagoniste triompher de la double «barbarie» des exploiteurs et des exploités.

On retombe dans le désespoir avec Tungsteno (1930), de César Vallejo (Pérou), sur l’exploitation des Indiens dans les mines, et certains romans équatoriens produits par le «groupe de Guayaquil», dont le membre le plus fameux fut Jorge Icaza ; son Huasipongo (1934), notamment, accumule des épisodes d’une horreur presque insoutenable. Non moins désespérés, mais plus nuancés et, par là, peut-être, plus convaincants, les romans de Ciro Alegría (Pérou): Los Perros hambrientos (1938), El mundo es ancho y ajeno (1941).

Au Mexique, la révolution sociale amorcée par Madero en 1910, les débuts de la réforme agraire, les espoirs qu’elle suscita, les désillusions qui suivirent – autant de faits qui ont conféré à la littérature indigéniste une dimension historique. La geste héroïque et truculente de Pancho Villa, chef de bande passé au service de la révolution, nourrit les ouvrages très vivants (histoire romancée) de son mémorialiste Martín Luis Guzmán (El Aguila y la serpiente , 1928; La Sombra del caudillo , 1929). Auparavant, elle avait inspiré le très beau livre, pitoyable et désabusé, de Mariano Azuela: Los de abajo (1916). D’autres récits, comme El Indio (1935) ou Huasteca (1939) de Gregorio López y Fuentes, traduisent la déception des classes populaires ainsi que des intellectuels dévoués à leur cause devant les résultats très imparfaits d’une «révolution» trop souvent trahie par les démagogues.

À son tour, la guerre du Chaco (1932-1935), fomentée du dehors par une rivalité de grandes entreprises pétrolières, a suscité la protestation de romanciers faisant cause commune avec ses victimes, tels le Bolivien Augusto Céspedes (Sangre de mestizos , 1936) ou le Paraguayen Augusto Roa Bastos (Hijo de hombre , 1959).

Selon toute vraisemblance, la veine de l’indigénisme ne sera pas tarie tant que subsisteront les abus qu’il dénonce, et singulièrement la collusion des présidents-dictateurs avec les puissances d’argent nationales ou étrangères. C’est encore là le thème du fameux Señor Présidente d’Asturias. Le même auteur guatémaltèque indique une tendance nouvelle, dans Les Hommes de maïs (1949), en utilisant d’antiques mythes maya-quiché comme contre-point suggestif à la chronique contemporaine. L’œuvre romanesque du Péruvien Juan María Arguedas – Los Ríos profundos (1958) – la confirme, et celle du Cubain Alejo Carpentier, historien et musicologue, dans Los Pasos perdidos (Le Partage des eaux , 1953), traduit l’inanité, en même temps que la fascination, de tels retours aux sources.

Parallèlement à l’indigénisme rural, qui passera sans doute à l’histoire comme le facteur dominant de la première moitié du XXe siècle, d’autres romanciers, influencés non plus par la France mais, à des degrés divers, par la technique des Joyce, des Faulkner, des Kafka, ont cherché dans les mœurs des grandes villes des effets dramatiques, insolites et scandaleux. C’est le cas des Argentins Leopoldo Marechal (Adam Buenosayres , 1948) et Ernesto Sabato (Sobre Héroes y Tumbas , 1962), ou du Mexicain Carlos Fuentes (La Región más transparente , 1958). Certains, comme l’Argentin Eduardo Mallea, témoignent d’inquiétudes existentialistes dans une interrogation sempiternelle sur l’essence profonde de leurs nations respectives et sur leurs personnelles raisons d’être.

D’autres enfin, résolument hostiles au réalisme, objectif ou psychologique, explorent les domaines du fantastique sur la voie ouverte par Jorge Luis Borges. Mais celui-ci n’a produit aucun roman et ses «contes» inimitables (Ficciones , 1941) narrent moins des «histoires extraordinaires» que les aventures de l’esprit.

L’essai et le théâtre

Le genre auquel ces contes s’apparenteraient davantage, celui de l’essai, critique ou philosophique, a été pratiqué par nombre de bons esprits mais peu de personnalités de premier plan. Parmi ces dernières on peut citer: en Argentine, outre Borges lui-même, H. A. Murena dans la génération qui lui succède; en Uruguay, E. Rodríguez Monegal, excellent connaisseur des lettres latino-américaines; au Mexique, José Vasconcelos, penseur discutable mais original, le diplomate, humaniste et poète, Alfonso Reyes (1889-1959); au Pérou, le sociologue marxiste Carlos Mariátegui et Sebastián Salazar Bondy (1924-1965), qui écrivit aussi pour le théâtre.

L’art dramatique n’a d’ailleurs pas produit, jusqu’à nos jours, d’œuvres mémorables, malgré le mérite de l’Argentin Florencio Sánchez, prématurément disparu (1875-1910), ou, plus récemment, les pièces intelligemment construites du Mexicain Rodolfo Usigli. Des raisons économiques et techniques – concurrence d’autres formes de spectacle – expliquent cette lacune; on se demande si elle sera jamais comblée dans ces pays dépourvus de vraies traditions théâtrales.

Vingt ans de plénitude

Les années 1960-1980 vont marquer un véritable moment de grâce. L’axe littéraire du monde hispanique semble bien alors se déplacer de l’Espagne vers l’Amérique centrale et méridionale. Toute dépendance vis-à-vis de l’Europe, à fortiori de l’ex-métropole, a disparu. Seules demeurent les influences de grands perturbateurs modernes, Joyce, Proust, Kafka, Faulkner, James et de partielles imprégnations de nonsense , de surréalisme, d’existentialisme ou de Nouveau Roman. Le grand débat intéresse le statut de l’écrivain le plus souvent contraint par la pression nationale, où l’analphabétisme relatif fait de l’intellectuel un porte-parole, à mettre sa plume au service de la collectivité silencieuse. Prophète éclairant, représentant attitré ou tout bonnement ambassadeur officiel – Asturias, Neruda, Paz, Fuentes, Carpentier... –, il est parfois amené à ne justifier son œuvre que par son utilité. Or, de plus en plus, des écrivains, Vargas Llosa en tête, rejettent cette «utopie archaïque» et revendiquent pour l’écrivain le droit de faire d’abord de la littérature, de l’art. L’écriture, selon eux, porte en elle-même sa propre nécessité. Ce clivage détermine alors les écoles. Au sommet de la conscience nationale nous trouvons la voix majeure de Pablo Neruda (1902-1973), un des tout premiers poètes, prix Nobel 1971 et auteur de cette immense épopée de l’Amérique qu’est El Canto general , 1950, (Le chant général ), exaltation des paysages grandioses du Nouveau Monde, de la soif de liberté des peuples de l’ancienne colonie, en un verbe lyrique ou imprécateur, enflammé ou tendre, et toujours mélodieux. La Espada encendida , 1970 (L’Épée de flammes ) revient à la genèse du continent américain en puisant aux sources bibliques et Las Piedras del cielo , 1970 (Les Pierres du ciel ) traduisent l’émerveillement devant la création. Le péril impérialiste lui fait écrire encore Incitación al nixonicidio y alabanza de la revolución chilena , 1973 (Incitation au nixonicide et éloge de la révolution chilienne ) avant de succomber, peu après l’assassinat d’Allende et le naufrage de l’Unité populaire. Politiquement proche, Alejo Carpentier (1904-1980) s’attache dans El Arpa y la sombra , 1979 (La Harpe et l’ombre ) à faire le procès de la colonisation en son symbole, le Découvreur. Le prétexte en est l’échec de la procédure de béatification de Christophe Colomb qu’il charge de toutes les noirceurs: fourberie, avidité, luxure, en exaltant, par contrecoup, la figure exemplaire de Bolívar le Libérateur. La conscience nationale de Carpentier l’a amené à formuler un concept esthétique qui, en se fondant sur une réalité américaine différente de celle de l’Europe, rassemblerait toutes les écritures hispano-américaines en une seule voix: le «réel merveilleux». Si ses derniers textes, Concierto barroco , 1974 (Concert baroque ) et Consagración de la primavera , 1980 (La Danse sacrale ) semblent illustrer pareil «réalisme magique», tout comme les derniers feux romanesques du grand Asturias: Maladrón , 1969 (Le Larron qui ne croyait pas au ciel ), Viernes de dolores , 1972 (Vendredi des douleurs ), cette notion simplificatrice a tendu par la suite à être battue en brèche.

Il existe néanmoins une voie magique de la littérature hispano-américaine dont Gabriel García Márquez (Colombie, 1928) est probablement le plus illustre représentant. À l’instar du Mexicain Juan Rulfo (1918-1986), créateur dans Pedro Páramo (1955) d’une cité mythique, Comala, – annoncée par les précédents récits du Llano en llamas , 1953 (Le Llano en flammes ) –, figée après le cataclysme, et que hantent des fantômes à la voix hallucinée, García Márquez crée Macondo, lieu mythique élaboré d’abord dans El Coronel no tiene quien le escriba , 1961 (Pas de lettre pour le colonel ) et les nouvelles savoureuses et truculentes de Los Funerales de la Mamá Grande , 1963 (Les Funérailles de la Grande Mémé ) avant l’apogée magistrale de Cien Años de soledad , 1967 (Cent Ans de solitude ). Merveilleux conteur, dépassant toute notion de réalisme en dépit de l’arrière-fond de vie quotidienne et d’histoire colombienne, par la constante intervention du fantastique, par la sollicitation de la geste biblique et des grands thèmes de l’épopée de l’humanité, García Márquez atteint à une dimension mythique, que confirme, en registre mineur, Crónica de una muerte anunciada , 1981 (Chronique d’une mort annoncée ).

S’il est vrai que la poésie brille de mille feux durant cette période avec Neruda et le Mexicain Octavio Paz – notamment dans Piedra de sol , 1957 (Pierre de soleil , traduit en 1962 par Benjamin Péret) –, sans oublier les grands noms de José Lezama Lima (1912-1974) – Dador (1960) –, de Nicanor Parra (1914), d’Elvio Romero (1927) ou d’Ida Vitale (1925); s’il est vrai aussi que le théâtre, dans le même temps, est loin d’être négligeable – La Noche de asesinos , 1965 (La Nuit des assassins ) du Cubain José Triana, et les noms de Virgilio Piñera, de Carlos Fuentes, de Griselda Gambaro, de Manuel Puig ou d’Osvaldo Dragún –, c’est le roman avant tout qui illustre le mieux la superbe profusion et le bonheur d’écrire dans les lettres hispano-américaines. Quatre romanciers majeurs en témoignent: Cortázar, Fuentes, García Márquez et Vargas Llosa. Ils ont en commun une puissante et féconde écriture et le souci d’une œuvre totale. Julio Cortázar (1914-1984) a d’abord campé dans les fulgurantes nouvelles de Bestiario , 1951 (Bestiaire ) et des Armas secretas , 1959 (Armes secrètes ) un monde irrationnel et étrange, voire hallucinant et angoissant dans Todos los fuegos, el fuego, 1966 (Tous les feux, le feu ), où l’on pourrait retrouver le sillage fantastique de Borges – dans ses dernières œuvres, El Informe de Brodie , 1970 (Le Rapport de Brodie ) et Rosa y Azul , 1977 (Rose et Bleu ) – avant d’accéder au monde clos, répressif et policier de Alguien que anda por ahí , 1977 (Façons de perdre ), en passant par la sape ironique de Historias de cronopios y de famas , 1962 (Cronopes et Fameux ). Son roman Rayuela , 1963 (Marelle ) est la première œuvre latino-américaine à se prendre comme sujet et à proposer au lecteur plusieurs lectures du même texte. Si 62. Modelo para armar , 1962 (62. Maquette à monter ) prolonge ces recherches formelles, El Libro de Manuel , 1974 (Le Livre de Manuel ) fait des marginaux et contestataires des deux précédents romans des révolutionnaires soucieux d’action politique: façon pour l’auteur de se mettre en question et d’exposer au grand jour ses contradictions.

Carlos Fuentes (1928), dont la virtuosité technique élabore dans La Muerte de Artemio Cruz , 1962 (La Mort d’Artemio Cruz ), à travers la confession d’un agonisant, un nouveau monologue intérieur à trois personnes – Je-Tu-Il –, donne quelques-uns des grands romans du moment, Zona sagrada , 1966 (Zone sacrée ), Cambio de piel , 1967 (Peau neuve ) et surtout Terra nostra (1975), tentative protéiforme de décrire toute l’hispanité, dans son histoire et dans ses mythes. Mario Vargas Llosa (1936) est peut-être le plus doué avec une œuvre sans cesse renouvelée. De Los Jefes , 1959 (Les Caïds ) à Los Cachorros , 1967 (Les Chiots ) en passant par l’énorme roman La Ciudad y los perros ,1963 (La Ville et les chiens ), il scrute d’abord l’univers réprimé et violent de la jeunesse bourgeoise de Lima, ces jeunes loups qui iront bientôt rejoindre la grande meute des bien-pensants. La Casa verde , 1966 (La Maison verte ) est sa contribution à un indigénisme repensé. Il découvre l’humour avec Pantaleón y las visitadoras , 1973 (Pantaléon et les visiteuses ) et dans La Tía Julia y el escribidor , 1977 (La Tante Julia et le scribouillard ) il réfléchit à la lumière de Flaubert qu’il admire – il lui consacre son essai La Orgía perpetua , 1975 (L’Orgie perpétuelle ) – au mécanisme de la création, qu’il reprend au théâtre dans sa pièce La Señorita de Tacna (1981), avant de donner la somptueuse fresque populaire de la révolte brésilienne de Canudos dans La Guerra del fin del mundo (1981).

Entre tous les thèmes traités, celui du roman de la dictature est le plus apparent puisque les meilleurs s’y sont illustrés: Conversación en la Catedral , 1969 (Conversation à la Cathédrale ) de Vargas Llosa, El Recurso del método , 1974 (Le Recours de la méthode ) de Carpentier, Yo el Supremo (Moi le Suprême ) du Paraguayen Augusto Roa Bastos (1917), roman d’une stupéfiante virtuosité linguistique, El Otoño del patriarca , 1975 (L’Automne du patriarche ) de García Márquez, et l’extraordinaire Casa de campo (1978) du Chilien José Donoso (1924-1997) qui est aussi l’un des grands romanciers de cette génération – Coronación , 1957 (Le Couronnement ), El Obsceno Pájaro de la noche , 1970 (L’Obscène Oiseau de la nuit ), El Jardín de al lado (1981) – pour ne citer que les principaux.

Inclassables sont des œuvres telles que Paradiso (1966) de Lezama Lima, somptueux bouillonnement mémorieux d’une enfance cubaine, Tres Tristes Tigres , 1967 (Trois Tristes Tigres ), jacassante randonnée nocturne dans le langage et le nonsense , de Guillermo Cabrera Infante (1929) qui donne aussi dans La Habana para un infante difunto (1979) le point de vue nostalgique d’un exilé cubain superbement doué pour l’écriture. L’Argentin Manuel Puig (1932-1990) fait de la culture à l’eau de rose la matière de romans bouleversants: Boquitas pintadas , 1970 (Le Plus Beau Tango du monde ), El Beso de la mujer araña , 1976 (Le Baiser de la femme-araignée ) ou Pubis angelical (1979). Le Péruvien Alfredo Bryce Echenique (1939) donne avec Un mundo para Julius , 1970 (Julius ) un très beau livre sur l’enfance. Dans le silence oppressant du Río de la Plata, Ernesto Sábato poursuit son œuvre d’angoisse et de mal de vivre avec Abaddón el exterminador , 1974 (L’Ange des ténèbres ) et Juan Carlos Onetti (1909) les lugubres sarcasmes de Juntacadáveres , 1964 (Trousse-Vioques ) et les nouvelles en noir et gris de Para una tumba sin nombre , 1967 (Les Bas-Fonds du rêve ). Chaque pays offre une multitude d’auteurs doués et d’œuvres admirables; en Argentine, Bioy Casares (1914), un des maîtres du roman fantastique, Haroldo Conti (1925) disparu dans les geôles, Antonio Di Benedetto (1922-1986) auteur de l’étonnant Zama (1956), Abel Posse, Juan José Saer, Néstor Sánchez, Mario Satz, Osvaldo Soriano; au Mexique, Salvador Elizondo et son Farabeuf (1965) si proche de Bataille, Ricardo Garibay, José Emilio Pacheco; en Uruguay, Mario Benedetti – La Tregua , 1960 (La Trêve ) –, Enrique Estrázulas, Eduardo Galeano – Las Venas abiertas de América latina ,1971 (Les Veines ouvertes de l’Amérique latine ) –, Felisberto Hernández; à Cuba, Heberto Padilla, Severo Sarduy, Reinaldo Arenas; en Colombie, Moreno-Durán et Apuleyo Mendoza; au Venezuela, Salvador Garmendia, Miguel Otero Silva; au Chili, Carlos Droguett, Antonio Skarmeta, Jorge Edwards; au Pérou, Julio Ramón Ribeyro, Manuel Scorza... La place manque pour pareil fleuve. Les réussites sont nombreuses, les classifications impossibles. À moins de parler ici d’âge d’or.

Retour sur terre

Comme tous les âges d’or, celui-ci semble n’avoir eu qu’un temps. La fin des années 1980 et le début des années 1990 obligent en effet à constater un affaiblissement certain de l’écho de la littérature hispano-américaine dans le monde. Aux années du boom éditorial de ses principaux représentants succèdent, depuis 1975 environ, les années de la «résurrection» de la littérature espagnole péninsulaire. Certes, la littérature hispano-américaine demeure de grande qualité, mais n’apporte plus de ces surprises qui lui avaient valu d’occuper le tout premier plan. Si l’on s’en tient à ses plus grands noms, et compte tenu de la mort de Cortázar (1984), de Borges (1986), de Juan Rulfo (1986) ou de Manuel Puig (1990), ni García Márquez avec El Amor en los tiempos del cólera , 1985 (L’Amour au temps du choléra ) ou El General en su laberinto , 1989 (Le Général dans son labyrinthe ), ni Carlos Fuentes avec Gringo viejo , 1985 (Le Vieux Gringo ) ou Cristóbal Nonato , 1990 (Christophe et son œuf ), ni Augusto Roa Bastos, avec La Vigilia del almirante , 1992 – après avoir publié une superbe deuxième version de son Hijo de hombre (Fils d’homme ) en 1985 –, ni Vargas Llosa, avec El Hablador , 1987 (L’Homme qui parle ) ou Elogio de la madrastra , 1988 (Éloge de la marâtre ) ne semblent avoir retrouvé la force de leurs premiers chefs-d’œuvre. Ernesto Sábato, devenu presque aveugle, n’écrit plus; José Donoso n’a publié aucun roman depuis La Desesperanza , 1986 (La Désespérance ); quant à Juan Carlos Onetti, il continue à exprimer dans Cuando entonces , 1987 (C’est alors que ) et Cuando nada importe (1993) la très noire vision de la vie qui fait toujours de lui le plus inclassable des écrivains latino-américains.

Aux grands courants de jadis – indigénisme, réalisme magique, roman de la dictature ou de l’exil – paraît s’être substituée une littérature plus hétérogène, sauf peut-être pour le roman historique, dont on constate un certain renouveau, en particulier avec les Mexicains Fernando del Paso, qui publie en 1987 Noticias del Imperio (Des nouvelles de l’Empire ), ou Homero Aridjis, auteur d’une chronique intitulée 1492 , 1990 (1492, les Aventures de Juan Cabezón de Castille ). Notons aussi que l’un des rares nouveaux romanciers à se faire connaître est le poète colombien Alvaro Mutis, créateur d’un cycle romanesque dont le héros est l’apatride Maqroll le gabier (La Neige de l’amiral , Ilona vient avec la pluie ). Pour le reste, les très nombreux jeunes écrivains actuels, tout en manifestant du talent, ne semblent pas devoir occuper – pour l’instant du moins – une place aussi importante que leurs aînés. Il est vrai que, la mode étant aux best-sellers, les noms nouveaux ont souvent du mal à se faire connaître, à plus forte raison en des temps de crise économique où le livre, comme c’est le cas partout en Amérique latine, est le plus souvent un produit de luxe. Mais on peut espérer que, tant par sa qualité que par sa diversité, et lorsque viendront des temps meilleurs, la littérature hispano-américaine pourra jouer à nouveau dans le monde le rôle qui lui revient.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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